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vendredi 20 avril 2012

Eloge de l'insécurité (Alan Watts) (1)



Avant propos

J'ai toujours été fasciné par la loi de l'effort inverse. Je l'appelle parfois la "loi du rebours". Quand vous essayez de rester à la surface de l'eau, vous coulez ; mais quand vous essayez de couler, vous flottez.

Quand vous retenez votre souffle vous le perdez, ce qui rappelle immédiatement un ancien dicton trop souvent négligé : "Quiconque veut sauver son âme la perdra." Éloge de l'insécurité montre comment cette loi régit notre quête d'une sécurité psychologique et les efforts que nous déployons pour trouver des certitudes spirituelles et intellectuelles dans la religion et la philosophie. Ce livre est écrit avec la conviction qu'aucun thème ne pourrait être mieux approprié à une époque où la vie humaine semble particulièrement précaire et aléatoire.

Il soutient que cette insécurité résulte de la volonté d'atteindre la sécurité et que, a contrario, salut et bon sens consistent à reconnaître le plus radicalement possible que nous n'avons aucun moyen d'assurer notre propre salut. Voilà qui commence à ressembler à un extrait de Alice au Pays des Merveilles, dont ce livre est une sorte d'équivalent philosophique. Car le lecteur se trouvera fréquemment dans un monde sens dessus dessous, où l'ordre normal des choses paraît complètement inversé. Ceux qui ont lu certains de mes livres trouveront ici des éléments qui semblent en contradiction totale avec bien des choses que j'ai dites précédemment.

Ce n'est cependant vrai que sur des points mineurs. Car j'ai découvert que l'essence même de ce que j'essayais de dire dans ces livres était rarement comprise, l'ossature et le contexte de ma pensée en cachant souvent la signification. Mon intention ici est d'approcher cette même signification à partir de prémices entièrement différents, et en des termes qui ne confondraient pas la pensée avec les multiples associations non pertinentes que le temps et la tradition leur ont attaché. Dans ces livres, j'avais le souci de défendre certains principes de religion, philosophie et métaphysique en les réinterprétant.

 C'était, je pense, superflu, inutile et propre à semer la confusion, car seules les vérités douteuses ont besoin d'être défendues. Ce livre, quoi qu'il en soit, est dans l'esprit du sage chinois Lao-Tseu, maître de la loi de l'effort inverse, qui a déclaré que ceux qui se justifient ne convainquent pas, que pour connaître la vérité on doit se débarrasser de la connaissance, et que rien n'est plus puissant et créatif que le vide, qui suscite l'aversion de l'homme.

Ainsi, mon but est de montrer ici, à la mode du rebours, que ces réalités essentielles de la religion et de la métaphysique sont défendues lorsqu'on les ignore, et démontrées quand elles sont détruites. Je suis heureux de reconnaître que le projet de ce livre a pu être mené à bien grâce à la générosité de la fondation créée par le New-Yorkais Franklin J. Matchette à la fin de sa vie, un homme qui consacra une grande partie de son existence à la science et à la métaphysique, un de ces rares hommes d'affaires qui n'a pas complètement été absorbé dans le cercle vicieux consistant à faire de l'argent pour faire de l'argent pour faire de l'argent.

C'est pour cette raison que la Fondation Matchette est dévolue au développement des études métaphysiques, et, inutile de le dire, c'est pour moi un signe de perspicacité et d'imagination de la part de ses dirigeants qu'ils aient bien voulu s'intéresser à une approche si "contraire" de la connaissance métaphysique.

Alan W. Watts

samedi 14 avril 2012

Alan Watts (vidéos st-fr)

Alan Watts explique la relativité de la représentation par le sujet:

dimanche 27 mars 2011

Les drogues psychédéliques



Et l'expérience mystique

On décrit souvent en termes religieux les expériences qui procèdent de l'emploi des drogues psychédéliques. Elles présentent donc de l'intérêt pour ceux qui, comme moi, se préoccupent, à l'instar de William James, de la psychologie de la religion.

Depuis plus de trente ans j'étudie les causes, les conséquences et les circonstances de ces états de conscience particuliers où l'individu se perçoit comme formant une seule entité avec dieu, avec l'univers, avec la Base du Monde, ou tout autre nom que son conditionnement culturel ou sa préférence personnelle l'aura amené à choisir, pour désigner la réalité fondamentale et éternelle. Pour de telles expériences nous ne possédons aucun nom adéquat et définitif.

Les termes "expériences religieuses", "expériences mystiques", "conscience cosmique", sont tous trop vagues et trop compréhensifs pour désigner ce mode de conscience distinctif qui, pour ceux qui l'ont vécu, est aussi réel, aussi bouleversant que la rencontre avec l'amour.

Dans cet article je cherche à décrire de tels états de conscience lorsqu'ils sont provoqués par des drogues psychédéliques, encore qu'il soit quasiment impossible de les différencier des expériences mystiques authentiques. La discussion porte ensuite sur les objections qui ont été formulées contre l'emploi des drogues psychédéliques, et qui ont leur origine dans l'antagonisme qui existe entre les valeurs mystiques et les valeurs traditionnelles, religieuses et laïques, de la société occidentale.

Dans les sociétés occidentales on n'accepte pas sans difficulté l'idée d'expérience mystique procédant de l'emploi de drogues. Historiquement, la culture occidentale a toujours été attirée par la valeur et la vertu de l'homme en tant que "moi" individuel, responsable, possédant son libre arbitre, capable de se maîtriser lui-même et de contrôler son milieu, grâce au pouvoir de l'effort et de la volonté exercés consciemment. Rien donc ne pourrait paraître plus haïssable à cette tradition culturelle que le concept de développement spirituel ou psychologique par le truchement des drogues.

Par définition, une personne "droguée" a la conscience obnubilée, le jugement brouillé, la volonté sapée. Mais il se trouve que les drogues psychotropiques (qui modifient la conscience) ne sont pas toutes narcotiques ou soporifiques, comme le sont l'alcool, les opiacés et les barbituriques. Les effets de ce que nous appelons à présent les drogues psychédéliques (révélatrices de l'esprit) sont différents de ceux de l'alcool, tout comme rire est différent de la colère et la joie différente de la dépression. Il n'y a en fait aucune comparaison entre "planer" au LSD et "être ivre" au whisky.

Il ne faut pas conduire une automobile dans l'un ou l'autre de ces états, c'est vrai, mais il ne faut pas non plus le faire en lisant un livre, en jouant du violon, ou en faisant l'amour. Il existe des activités et des états d'esprit qui exigent une application, une abnégation, tout à fait incompatibles avec la conduite d'un engin meurtrier sur une grande route.

J'ai moi-même expérimenté cinq des principales drogues psychédéliques : le LSD-25, la mescaline, la psilocybine, la diméthyl-tryptamine (DMT), et le cannabis. Je l'ai fait, tout comme William James avait essayé le protoxyde d'azote, afin de voir si elles pouvaient m'aider à identifier ce que l'on pourrait appeler les composants "essentiels" ou "effectifs" de l'expérience mystique. Car la quasi-totalité de la littérature classique qui traite du mysticisme est imprécise, non seulement dans la description de l'expérience elle-même, mais aussi dans la démonstration d'une corrélation rationnelle entre l'expérience et les diverses méthodes traditionnelles conseillées pour la provoquer (le jeûne, la concentration, les exercices respiratoires, la prière, les incantations et les danses).

Un maître traditionnel Zen ou du Yoga, lorsqu'on lui demande pourquoi certaines pratiques mènent ou prédisposent à l'expérience mystique, répond invariablement "c'est ainsi que mon maître me l'a appris. C'est ainsi que je l'ai découvert. Si cela vous intéresse vraiment, faites en vous même l'essai". Cette réponse est loin de satisfaire un Occidental indiscret, à l'esprit scientifique et à l'intelligence pleine de curiosité. Elle lui rappelle ces ordonnances médicales archaïques où l'on combinait cinq salamandres, de la corde de pendu pulvérisée, trois chauves-souris bouillies, un scrupule de phosphore, trois pincées de jusquiame, une louche de dragon déposée lorsque la Lune se trouvait sous le signe des Poissons. Ça marchait peut être, mais quel en était l'ingrédient principal ?

L'idée m'est alors venue que, si certaines des drogues psychédéliques pouvaient en fait prédisposer ma conscience à l'expérience mystique, je pourrais les utiliser comme instruments pour faciliter l'étude et la description de cette expérience, tout comme on se sert d'un microscope en bactériologie, même si celui-ci n'est qu'un appareil "artificiel" et "contre nature" dont on pourrait dire qu'il "altère" la vision à l'œil nu.

Cependant, lorsque j'ai été invité pour la première fois à mettre à l'épreuve les attributs mystiques du LSD-25, par le docteur Keith Ditman de la clinique neuro-psychiatrique de l'Ecole de médecine de l'université de Californie à Los Angeles, je n'étais guère disposé à croire qu'un vulgaire produit chimique puisse provoquer une expérience authentique. Tout au plus en attendais-je un degré d'intuition métaphysique, analogue à ce que serait la nage à l'aide de vessies pneumatiques. A la vérité, ma première expérience avec du LSD-25 n'a rien eu de mystique. Ce fut une expérience esthétique et intellectuelle passionnante, qui était comme une gageure, exigeant le maximum de mes facultés analytiques et descriptives.

Quelques mois plus tard, en 1959, j'ai fait un autre essai de LSD-25, avec les docteurs Sterling Bunnel et Michael Agron, qui étaient alors attachés à la clinique Langley-Porter de San Francisco. Au cours des deux essais j'ai été étonné et quelque peu déconcerté de me voir passer par des états de conscience qui correspondaient à toutes les descriptions d'expériences mystiques que j'avais jamais lues(1). De plus ils étaient plus profonds et singulièrement plus inattendus que les trois expériences "naturelles et spontanées" que j'avais déjà vécues au cours des années précédentes.

A la suite d'expériences ultérieures avec le LSD-25 et les autres drogues mentionnées plus haut (à l'exception du DMT, que je trouve amusant, mais relativement peu intéressant), j'ai découvert que je pouvais passer avec facilité en état de "conscience cosmique", et le moment est arrivé où j'avais de moins en moins besoin des drogues elles-mêmes pour "m'accorder" sur cette "longueur d'onde" spécifique d'expérience.

Des cinq drogues psychédéliques essayées, j'ai trouvé que le LSD-25 et le cannabis seyaient le mieux à mon dessein. De ces deux, la dernière, qu'il m'a fallu utiliser à l'étranger dans des pays où elle n'est pas mise hors la loi, s'est montrée la meilleure. Le cannabis ne provoque aucune modification insolite de la perception sensorielle, et la recherche médicale semble indiquer qu'il n'aurait pas, à moins de grand excès, les effets secondaires dangereux du LSD, comme par exemple les épisodes psychotiques.

Dans le cadre de cette étude , lorsque je décris mon expérience avec les drogues psychédéliques, j'évite d'inclure les modifications insolites et accessoires de la perception sensorielle que peuvent parfois provoquer les produits chimiques psychédéliques. Je me préoccupe plutôt des modifications fondamentales de la conscience normale, socialement engendrée, que l'on a de son existence personnelle propre et de sa relation avec le monde extérieur. J'essaie de décrire les principes fondamentaux de la conscience psychédélique. Mais il faut ajouter que je ne peux parler qu'en mon nom propre. La qualité de ces expériences dépend beaucoup de ce qu'étaient antérieurement l'orientation et l'attitude du sujet envers la vie. Cependant, la littérature descriptive, à présent volumineuse, qui décrit ces expériences, est en remarquable accord avec les miennes.

Mon expérimentation avec les drogues psychédéliques a fait ressortir presque toujours quatre caractéristiques dominantes. Je vais essayer de les décrire et je m'attends que le lecteur dise, au moins de la deuxième et de la troisième, "mais c'est l'évidence même et point n'est besoin de se droguer pour découvrir cela". C'est vrai, mais chaque révélation se fait à plusieurs niveaux d'intensité. Il peut y avoir évident et évident et ce dernier survient avec une clarté fracassante, démontrant ses implications dans tous les domaines et toutes les dimensions de notre existence

- La première de ces caractéristiques -

La première de ces caractéristiques est un ralentissement de l'écoulement du temps, une concentration sur le temps présent. On voit diminuer en soi l'habituelle et compulsive préoccupation de l'avenir, et l'on prend conscience de l'importance et de l'intérêt énormes de ce qui se passe à l'instant même.

Les autres, qui vaquent dans la rue à leurs affaires, paraissent un peu fous, ne s'apercevant pas que l'unique but de la vie est d'en avoir entièrement conscience, au fur et à mesure qu'elle s'écoule. On se laisse donc aller, presque voluptueusement, à étudier les couleurs dans un verre d'eau, ou à écouter vibration, éloquente comme jamais auparavant, de chaque note jouée sur un hautbois ou chantée par une voix.

Du point de vue pragmatique de notre culture, cette attitude est très mauvaise pour les affaiies. Cela pourrait mener à l'insouciance, à l'imprévoyance, à la réduction des ventes de polices d'assurance, et aux abandons de livrets de caisse d'épargne. Et pourtant, n'est-ce pas cela le correctif dont notre culture a besoin ?

Personne n'est plus sottement dénué de sens pratique que le cadre qui fait une «belle» carrière et passe sa vie entière plongé dans une paperasserie dingue, dans le but de prendre une retraite confortable à soixante-cinq ans, c'est-à-dire quand il sera bien trop tard.

Seuls ceux qui ont acquis l'art de savoir profiter du moment présent ont intérêt à faire des projets d'avenir, car lorsque ceux-ci se réaliseront ils sauront en jouir. Demain est «à venir». Je n'ai jamais encore entendu un prédicateur exhorter ses ouailles à mettre en pratique cette partie du Sermon sur la Montagne qui débute par «Ne vous inquiétez pas du lendemain...»

La vérité, c'est que ceux qui vivent pour le futur ont, comme on dit des aliénés, «quelque chose qui leur manque» : trop d'impatience leur fait sans cesse tout manquer.

- La seconde de ces caractéristiques -

J'appellerai la seconde caractéristique le sens de la polarité. C'est la prise de conscience lumineuse de ce que les états, les choses et les événements qui d'ordinaire nous paraissent opposés sont en vérité interdépendants, comme l'avant et l'arrière, ou les pôles d'un aimant.

Grâce à ce sens de la polarité on perçoit les choses qui sont explicitement différentes comme étant implicitement unies : soi-même et l'autre, le sujet et l'objet, la gauche et la droite, le mâle et la femelle - et ensuite, ce qui surprend davantage, le solide et l'espace, la figure et l'arrière-plan, l'impulsion et l'intervalle, les saints et les pécheurs, la police et les criminels, les initiés et les profanes.

Chacun n'est définissable qu'en termes de l'autre, ils vont ensemble du fait de leurs échanges réciproques, tout comme l'achat et la vente, puis qu'il ne peut y avoir de vente sans achat, ni d'acquéreur sans vendeur. Au fur et à mesure que cette perception s'intensifie, vous vous sentez vous-même comme l'un des pôles de l'univers extérieur, de telle manière que chacun implique l'existence de l'autre.

Si vous poussez, il tire, et s'il tire vous poussez - comme lorsque vous manoeuvrez le volant d'une voiture. Vous le poussez, ou vous le tirez ?

Au début, c'est une sensation tout à fait curieuse, un peu comme lorsque vous entendez votre propre voix reproduite par un système électronique, dès que vous avez cessé de parler. Vous en êtes déconcerté, vous attendez que ça continue à parler !

De même, vous avez l'impression d'être quelque chose que fait l'univers, et pourtant, réciproquement, que l'univers est quelque chose que vous faites - ce qui est exact, au moins au sens neurologique, dans la mesure où la structure particulière de notre cerveau traduit le soleil en lumière, et les vibrations de l'air en sons. Notre impression normale de la relation
avec le monde extérieur est que parfois nous le poussons et que parfois c'est lui qui nous pousse.

Mais si en fait les deux choses n'en font qu'une, alors où commence l'acte et qui en a la responsabilité ? Si l'univers me fait, comment puis-je avoir l'assurance que d'ici deux secondes je me souviendrai encore de ma langue maternelle ? Si c'est moi qui le fais, comment puis-je être certain que d'ici deux secondes mon cerveau saura transformer le soleil en lumière ? C'est à partir de telles impressions inhabituelles que l'expérience psychédélique peut engendrer le trouble, la paranoïa, et la frayeur - même si l'individu est en train de ressentir sa relation avec le monde exactement telle qu'elle serait décrite par un biologiste, un écologiste ou un physicien, puisqu'il se ressent comme la communauté de l'organisme et du milieu.

- La troisième de ces caractéristiques -

La troisième caractéristique, qui procède de la seconde, est le sens de la relativité. Je m'aperçois que je suis un anneau dans la chaîne que forme une hiérarchie infinie de processus et d'êtres, allant des molécules aux êtres humains, en passant par les bactéries et les insectes et s'étendant - pourquoi pas? - aux anges et aux dieux : hiérarchie dans laquelle chaque niveau se révèle être la même situation.

Par exemple, le pauvre a des soucis d'argent, tandis que le riche a des soucis de santé : l'inquiétude est la même, mais la différence est dans sa substance et sa dimension. Je me rends compte que les drosophiles se conçoivent comme des personnes, puisque, tout comme nous-mêmes, elles se trouvent au centre de leur propre monde avec des choses incommensurablement plus grandes au-dessus et plus petites au-dessous.

Elles nous apparaissent comme toutes identiques et sans individualité - tout comme les Chinois, lorsqu'on n'a jamais vécu parmi eux. Et pourtant, les drosophiles doivent percevoir entre elles autant de différences subtiles que nous en trouvons nous-mêmes chez nos semblables. A partir de cette notion, un pas à peine reste à franchir pour que l'on s'aperçoive que toutes les formes de la vie et de l'être ne sont que de simples variations sur un même thème : en fait, nous ne sommes tous qu'un être unique n'accomplissant qu'une même chose, mais du plus grand nombre de manières possible. Comme dit le proverbe français Plus ça change, plus c'est la même chose(1)•

De plus, je perçois que le sentiment d'être menacé par une mort inéluctable n'est pas différent de celui de se sentir bien en vie. Donc, puisque tous les êtres, partout, éprouvent ces mêmes sentiments, tous sont tout autant «moi» que je le suis moi-même. Cependant, le sentiment du «moi», pour qu'on arrive tant soit peu à le ressentir, doit toujours être une sensation par rapport à «l'autre», à quelque chose au-delà du contrôle et de l'expérience de ce moi.

Pour peu qu'il existe, il doit avoir un début et une fin. Mais le saut intellectuel que vous fait faire ici l'expérience mystique et psychédélique consiste à vous rendre capable de percevoir que ces innombrables «centres du moi» ne sont que vous-même - non pas, en fait, votre moi individuel, superficiel et conscient, mais ce que les Hindous appellent le paramatman, le Moi entre tous les moi(2).

De même que la rétine nous permet de voir d'innombrables impulsions d'énergie sous l'aspect d'une lumière unique, l'expérience mystique nous montre les individus innombrables sous la forme d'un Moi unique.

- La quatrième de ces caractéristiques -

La quatrième caractéristique est le sens de l'énergie éternelle, souvent sous l'aspect d'une lumière blanche intense, qui semble être à la fois le fluide qui parcourt vos nerfs et ce mystérieux e qui égale mc2. Peut-être cela apparaît-il comme de la mégalomanie, ou folie des grandeurs - mais on perçoit très nettement que toute existence n'est qu'une énergie unique, et que cette énergie, c'est soi-même.

Bien entendu la mort existe, comme la vie, puisque l'énergie est pulsation. Tout comme il faut à la vague une crête et un creux, l'expérience d'exister doit être alternance, tantôt la mort, tantôt la vie. Donc, fondamentalement, il n'y a aucune raison de s'inquiéter, puisque vous êtes vous-même l'énergie éternelle de l'univers qui joue à cache-cache (l'alternance) avec lui-même.

Au fond, vous êtes la Divinité, car Dieu est tout ce qui est. Je cite Esaïe, un peu hors de contexte :
"Je suis l'Eternel et il n'y en a point d'autre, je forme la lumière et je crée les ténèbres, je donne la prospérité et je crée l'adversité ; Moi l'Eternel je fais toutes ces choses"(3).>

Voilà la signification de la doctrine de l'hindouisme,
"Tat tvam asi : CELA (c'est-à-dire cet être subtil de qui est composé cet univers entier) tu l'es(4)."

Un exemple occidental classique de cette expérience se trouve dans les Mémoires de Tennyson(5):

Une sorte d'hypnose éveillée que j'ai souvent vécue, depuis mon enfance, lorsque j'étais tout seul. Cela survenait généralement après que j'eus prononcé tout bas mon propre nom deux ou trois fois, jusqu'à ce que, tout à coup, comme si cela émanait de l'intensité de la conscience de l'individualité, l'individualité elle-même semblât se dissoudre et s'évanouir en un état sans limites, non pas désordonné mais le plus clair parmi les plus clairs, le plus sûr parmi les plus sûrs, le plus étrange parmi les plus étranges, tout à fait indicible, où la mort paraissait comme une impossibilité quasiment dérisoire, la perte de personnalité (si c'était vraiment cela) semblant être non pas l'anéantissement mais la seule vie réelle.


(1) En français dans le texte.
(2) C'est ainsi que l'hindouisme se représente l'univers, non pas comme un ouvrage mais comme un vaste drame dans lequel l'Unique Acteur - le paramatman ou brahman - joue tous les rôles, qui tous sont ses masques ou ses personae. L'impression de n'être qu'un seul moi particulier, Jean Dupont, provient de ce que l'Acteur s'absorbe complètement dans ce rôle, comme il le fait dans tout autre. Pour plus de détails, voir The Hindu View of Life de Sarvepalli Radhakrishnan, New York, the Macmillan Company, 1972; Philosophies of India, de Heinrich Zimmer, New York, Pantheon Books, 1951, pp. 355-463. Vous en trouverez une version populaire dans The Book : On the Taboo Against knowing Who You Are, d'Alan Watts, New York, Pantheon Books, 1966.
(3) Esaïe 45 : 6, 7.
(4) Chandogya Upanishad 6. 15, 3.
(5) Alfred Lord Tennyson, A memoir by His Son (1898), vol. 1, p. 320


Source : Matière à réflexion (pourquoi nous ne savons plus vivre) par Alan Watts