mardi 5 juillet 2011

Arthur Schopenhauer (Thèse de doctorat) (2)

Ce texte de jeunesse est présenté par Schopenhauer dans son oeuvre majeure, "Le monde comme volonté et représentation", comme un pré-requis. Il y fait allusion souvent. Expliquant qu'il ne compte pas revenir sur ce qu'il a déjà expliqué ici. Cela prouve a quel point il est conscient et certain d'avoir trouvé une/la vérité
"DE LA QUADRUPLE RACINE 
DU PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE"

CHAPITRE PREMIER

INTRODUCTION


§ 1. LA MÉTHODE.

Platon le divin et l'étonnant Kant recommandent,d'une voix unanime et impérieuse, la règle suivante comme méthode pour toute discussion philosophique, pour toute connaissance même(1) Il faut, disent-ils, satisfaire à deux lois, celle de l'homogénéité et celle de la spécification, à toutes les deux dans la même mesure et non pas à l'une seulement au détriment de l'autre.

La loi de l'homogénéité nous enseigne, par l'étude attentive des ressemblances et des concordances, à concevoir les espèces, à grouper celles-ci en genres et ces derniers en familles , jusqu'à ce que nous arrivions à la notion suprême qui comprend tout.

Cette loi étant transcendantale, et essentielle à notre raison, présuppose sa concordance avec la nature ; c'est ce qu'exprime cet ancien précepte : «Entia praeter necessitatem non esse multiplicanda.» — Par contre, Kant énonce ainsi la loi de la spécification : «Entium varietates non temere esse minuendas.

Celle-ci exige que nous séparions scrupuleusement les genres groupés dans la vaste notion de famille, de même que les espèces supérieures et inférieures, comprises dans ces genres ; elle nous impose d'éviter avec soin les sauts brusques et surtout de ne pas faire entrer directement quelque espèce dernière, et à plus forte raison quelque individu, dans la notion de famille; car toute notion est susceptible d'être encore subdivisée en notions inférieures, et aucune ne descend jusqu'à l'intuition pure.

Kant enseigne que ces deux lois sont des principes transcendants de la raison et qu'elles réclament à priori l'accord avec les choses : Platon semble énoncer, à sa façon, la même proposition quand il dit que ces règles auxquelles toute science doit son origine nous ont été jetées par les dieux du haut de leur siège, en même temps que le feu de Prométhée.

§ 2. SON APPLICATION dans le cas PRESENT.

Malgré d'aussi puissantes recommandations, la seconde de ces lois a été, selon moi, trop peu appliquée à un principe fondamental de toute connaissance, au principe de la raison suffisante. En effet, quoiqu'on l'ait dès longtemps et souvent énoncé d'une manière générale, on a négligé de séparer convenablement ses applications éminemment différentes, dans chacune desquelles il adopte une autre signification, et qui montrent par là qu'il prend sa source dans des facultés intellectuelles distinctes.

Or, si l'on compare la philosophie de Kant avec toutes les doctrines antérieures, on peut se convaincre que c'est surtout dans l'étude des facultés intellectuelles que l'application du principe de l'homogénéité, lorsqu'on a négligé d'appliquer en même temps le principe opposé, a produit de nombreuses et longues erreurs ; et que c'est par contre en appliquant la loi de spécification que l'on a obtenu les progrès les plus grands et les plus importants.

Que l'on me permette donc, car cela donnera de l'autorité au sujet que je me propose de traiter, de citer ici un passage où Kant recommande d'appliquer aux sources de nos connaissances le principe de la spécification.

Il est la plus haute importance, dit-il, d'isoler les connaissances qui, par leur nature et leur origine, diffèrent entre elles, et de se bien garder de les laisser se confondre avec d'autres connaissances auxquelles elles sont jointes d'ordinaire dans la pratique.

Ainsi que procède le chimiste pour l'analyse de la matière, ou le mathématicien pour l'étude des mathématiques pures; ainsi, et plus rigoureusement encore, doit procéder le philosophe pour pouvoir déterminer sûrement la valeur et l'influence qui appartiennent en propre à telle ou telle espèce particulière de connaissance, dans l'emploi vague de l'entendement. (Critique de la raison pure, Etude de la méthode, 3e div. pr. (2))

§ 3. Utilité de cet examen.

Si je réussis à démontrer que le principe qui fait l'objet de cette étude découle dès l'abord de plusieurs connaissances fondamentales de notre esprit et non directement d'une seule, il en résultera que le principe de nécessité qu'il emporte avec soi comme principe établi priori ne sera pas non plus unique et partout le même, mais qu'il sera aussi multiple que les sources du principe lui-même.

Cela étant, quand on voudra baser une conclusion sur ce principe, l'on sera tenu de spécifier bien exactement sur laquelle des diverses nécessités, formant la base du principe, la conclusion s'appuie, et de désigner cette nécessité par un nom spécial, comme je vais en proposer plus loin. Les discussions philosophiques y gagneront, je l'espère, en netteté et en précision ; pour ma part, je considère qu'en philosophie la plus grande clarté possible, cette clarté que l'on ne peut obtenir que par la détermination rigoureuse de chaque expression, est la condition impérieusement exigée pour éviter toute erreur et tout risque d'être trompé avec préméditation : ainsi seulement, toute connaissance acquise dans le domaine de la philosophie deviendra notre propriété assurée.

En général, le véritable philosophe s'efforcera sans cesse d'être clair et précis ; il cherchera toujours à ressembler non pas à un torrent qui descend des montagnes, trouble et impétueux, mais plutôt à un de ces lacs de la Suisse, très profonds, auxquels leur calme donne une grande limpidité et dont la profondeur est rendue visible par cette limpidité. «La clarté est la bonne foi des philosophes,» a dit Vauvenargues.

Le faux philosophe, au contraire, ne cherche pas, selon la maxime de Talleyrand, à employer les mots pour dissimuler ses pensées, mais bien pour couvrir,le manque de pensées : il rend responsable l'intelligence du lecteur, quand celui-ci ne comprend pas des philosophèmes dont l'incompréhensibilité ne provient que de l'obscurité des propres pensées de l'auteur. Ceci explique pourquoi certains ouvrages, ceux de Schelling par exemple, passent si souvent du ton de l'enseignement à celui de l'invective : on y tance par anticipation le lecteur pour son ineptie.

§ 4. IMPORTANCE DU principe de LA RAISON suffisante.

Cette importance est immense ; on peut dire que ce principe est-la base de toute science. Car on entend par science un système de connaissances, c'est-à-dire un ensemble composé de connaissances qui s'enchaînent les unes aux autres, par opposition à un simple agrégat. Mais qu'est-ce qui relie entre eux les membres d'un système, si ce n'est le principe de la raison suffisante? Ce qui distingue précisément toute science d'un simple agrégat, c'est que chaque connaissance y dérive d'une connaissance antérieure, comme de son principe. [citation en grecque de Platon].

En outre, presque toutes les sciences renferment des notions de causes dont on détermine les effets, et d'autres notions sur la nécessité des conséquences, qui découlent d'un principe, ainsi que nous le verrons dans le cours de cette étude [citation d'Aristote en Latin] Or, comme nous avons admis à priori que tout a une raison d'être qui nous autorise à chercher partout le pourquoi, on peut dire à bon droit que le pourquoi est la source de toute science.

§ 5. DU PRINCIPE LUI-MÊME.

Nous montrerons plus loin que le principe de la raison suffisante est une expression commune à plusieurs connaissances' données à priori. Néanmoins, il faut bien pour le moment le formuler d'une manière quelconque. Je choisis la formule de Wolf, comme étant la plus générale : «Nihil est sine ratione cur potius sit, quam non sit.»
Rien n'est sans une raison d'être(3).

(1) Platon, Phileb., p. 219-223. Polit., 62, 63; Phoedr., 361-363, éd. Bipont. — Kant, Critique de la raison pure, annexe à la dialect. transc.
(2) «afin de pouvoir déterminer sûrement la part de chaque espèce de connaissance, a l'usage vagabond de l'entendement, sa valeur propre et son influence.» Crit. de la R. P., traduction de M. Tissot. Voir tome II, p. 542. (Paris, Ladrange, 1845.) qu'aucun malentendu, aucune équivoque, découverts parla suite, ne pourront plus venir nous arracher.
(3) J'ai traduit littéralement la version libre de Schopenhauer : «Nichts ist ohne Grund warum es sei.»


Source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5400813b